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Obsolète : quand les actifs deviennent des charges

Il y a encore peu de temps, les investisseurs prenaient à la légère les avertissements relatifs au risque d’obsolescence des actifs en raison du changement climatique. Mais à mesure que le risque devient une réalité, les inquiétudes se multiplient et ce sont des secteurs tout entiers qui pourraient disparaître.

Ces deux dernières années, le concept d’actifs dépréciés (« stranded assets ») est devenu le synonyme de la menace existentielle que le changement climatique fait peser sur le secteur des combustibles fossiles. Aujourd'hui, les analystes spécialistes de l'énergie ne peuvent ignorer cette menace et, pour être crédibles, leurs prévisions de flux de trésorerie actualisés doivent absolument en tenir compte.

Tous les secteurs ont déjà connu des points de rupture. Lorsque l'électricité a commencé à remplacer les lampes à huile pour éclairer les maisons dans la première moitié du 20ème siècle, les actifs des secteurs de l'éclairage à huile et de la pêche à la baleine ont vu leur valeur dégringoler du jour au lendemain.

Le charbon étant le plus néfaste des trois principaux combustibles fossiles (les centrales électriques au charbon émettent environ deux fois plus de CO2 par unité d'électricité que les centrales au gaz naturel), les États européens et d’ailleurs réduisent progressivement l'utilisation de ce combustible. Selon le site internet britannique Carbon Brief, la production mondiale d'électricité à partir de charbon devrait diminuer d'environ 3 % en 2019, le plus fort recul jamais enregistré, en raison de baisses importantes dans les pays développés qui ne sont pas compensées par des augmentations dans d’autres pays.1

Graphique 1 : Production électrique à partir du charbon

Electricity production from coal

Source: Site Internet Carbon Brief, 2019

Les producteurs d’énergie doivent se réinventer

Alors que les autorités allemandes envisagent de supprimer progressivement la production d'électricité à partir du charbon d'ici 2038, RWE tente de se réinventer en recentrant ses activités sur les énergies renouvelables. L’entreprise est aujourd'hui le deuxième producteur mondial d'énergie éolienne en mer et le troisième fournisseur européen d'énergies renouvelables.

Toutefois, contrairement au groupe danois Orsted qui, en 2017, a fait un grand pas dans le cadre de son recentrage sur les énergies renouvelables en vendant ses actifs pétroliers et gaziers en amont, RWE conserve d'importantes activités dans le secteur du charbon.

Bien que le gouvernement allemand ait récemment accepté de compenser financièrement l’entreprise pour interrompre ses activités, Ed Kevis, gérant de portefeuille d'actions européennes chez Aviva Investors, estime que la valeur de ces actifs est très faible, voire nulle. « Cela explique pourquoi l’action RWE se négocie sur la base d’un multiple de seulement dix fois l'EBIT (bénéfice sous-jacent) prévu pour 2021, alors que le titre Orsted affiche un multiple de 27 », précise-t-il.

Au Royaume-Uni, le gouvernement envisage d’arrêter progressivement la production d'électricité à partir du charbon d'ici 2025, ce qui entraînera inévitablement une obsolescence et une dépréciation de valeur des centrales de production d'électricité. L’action du producteur d'électricité Drax a perdu plus de deux tiers de sa valeur lors des six dernières années. Ses bénéfices ont en effet chuté après l’abandon du charbon au profit de la biomasse.2 Son concurrent, ESS, doit interrompre l’activité de sa dernière centrale au charbon d'ici mars 2020, après avoir accumulé des pertes annuelles de 40 millions de livres sterling.

Même lorsque les États hésitent à fermer leurs centrales à charbon, la décision est dictée par les forces économiques. Les derniers progrès technologiques ont permis de faire baisser rapidement le coût de la production d'électricité à partir d'énergies renouvelables, telles que le solaire et l'éolien, et de son stockage.

Toutefois, la quantité d'électricité produite à partir du charbon à l’échelle mondiale ne devrait pas atteindre son pic avant 2026 en raison de l'ouverture récente de nouvelles centrales électriques en Chine, en Inde et d’autres pays. Ainsi, malgré la menace d’obsolescence des actifs, de nouvelles mines de charbon sont lancées dans d'autres parties du monde, du moins pour l'instant. 

Le pétrole et le gaz vont-ils subir le sort du charbon ?

Selon Trevor Green, gérant de portefeuille d'actions britanniques chez Aviva Investors, les problèmes du charbon sont peut-être un avant-goût de ce qui attend les producteurs de pétrole et de gaz. Pour lui, l’augmentation du coût du capital des compagnies pétrolières et gazières a déjà commencé.

Coal-fired power plants are being driven out of business across the US

« Les investisseurs exigent d’être davantage rémunérés pour s’exposer au risque induit par ces actifs. Une analyse des flux de trésorerie actualisés du secteur des combustibles fossiles tend à montrer que le marché anticipe un surplace des bénéfices jusqu'à environ 2030, date au-delà de laquelle ces entreprises auront perdu toute valeur », poursuit-il.

Selon Trevor Green, il est révélateur de constater que l’ensemble du secteur énergétique américain, après avoir perdu plus de 40 % de sa valeur depuis la mi-2014, vaille moins que l’entreprise Apple. « Cette perte de valeur s'explique en grande partie par le repli de 40 % du prix du pétrole, cela conduit en parallèle à l’augmentation du rendement du dividende des grandes compagnies pétrolières », conclut t-il

Graphique 2 : La valeur d’Apple est supérieure à celle du secteur américain de l’énergie

Apple’s value surpasses US energy sector

Source: Refinitiv Datastream, décembre 2019

Les pressions exercées sur les compagnies pétrolières pour qu'elles adaptent leurs activités en fonction des objectifs climatiques ne viennent pas seulement des groupes de défense de l’environnement, mais aussi des grands investisseurs institutionnels.

Le 2 décembre 2019, Repsol s'est fixé une ambition inédite pour une compagnie pétrolière : se passer des combustibles fossiles. Le groupe pétrolier espagnol, qui a enregistré une charge de 4,8 milliards d'euros en raison de la dépréciation de la valeur de ses actifs pétroliers et gaziers, a annoncé qu'il supprimerait les émissions de gaz à effet de serre générées par ses propres activités et celles des clients qui utilisent ses produits d'ici 2050.3

Des tendances similaires commencent à se dessiner sur les marchés obligataires. Tom Chinery, gérant d’obligations d’entreprises investment grade chez Aviva Investors, estime que la nervosité des investisseurs se traduit par un raccourcissement des maturités des émissions obligataires des entreprises pétrolières et gazières.

« Le marché connaît une véritable transformation. Alors que la maturité de la dette d'ExxonMobil est de 30 ans, aucune obligation de BP n’affiche d’échéance supérieure à 15 ans. Les investisseurs continuent d'acheter les obligations de ces entreprises, mais la visibilité de leurs perspectives à long terme et la confiance qui leur est accordée ne cessent de diminuer », explique-t-il.

Les projets les plus risqués sont ceux dont les coûts d'exploitation sont élevés, dont la production présente une forte intensité en carbone, qui nécessitent une mise en capital élevée et de longs délais de retour sur investissement, et dont l’empreinte carbone est élevée. Il s'agit notamment des sables bitumineux, des schistes et du pétrole extra-lourd, ainsi que des réserves de pétrole et de gaz de bonne qualité situées en eaux profondes et dans d'autres sites difficiles d'accès, comme l'Arctique. 

Une passerelle fragile ? Le gaz naturel et son problème de méthane

Si aucune entreprise n'est allée aussi loin que Repsol, certains de ses concurrents comme Royal Dutch Shell, Total et BP se sont fixé leurs propres objectifs de réduction d’émissions et investissent dans les énergies renouvelables, les systèmes de recharge des voitures électriques et les technologies liées aux batteries. Mais dans les trois cas, comme pour de nombreuses autres compagnies pétrolières, un volet encore plus important de leur stratégie de production consiste à réduire la part du pétrole en faveur du gaz naturel.

Shell, qui a racheté le groupe BG en 2016 pour devenir le premier négociant mondial de gaz naturel liquéfié (GNL), produit actuellement environ 3,7 millions de barils d'équivalent pétrole par jour, dont la moitié environ à partir de gaz naturel. Son directeur général Ben van Beurden a déclaré en mars 2018 que la production de gaz naturel pourrait être trois fois supérieure à celle de pétrole d'ici 2050. Shell cherche en effet à atteindre l'objectif qu'elle s'est elle-même fixé, à savoir réduire de moitié l'intensité nette en carbone des produits énergétiques qu'elle vend.4

Comme les centrales électriques fonctionnant au gaz émettent environ 40 % de CO2 de moins que celles au charbon, beaucoup ont considéré jusqu'à récemment le gaz comme une « passerelle » entre le charbon et les énergies renouvelables. Mais selon Merriman, cette opinion est désormais remise en cause.

Graphique 2 : La valeur d’Apple est supérieure à celle du secteur américain de l’énergie

Apple’s value surpasses US energy sector

Source: Refinitiv Datastream, décembre 2019

« Les qualités écologiques du gaz ont progressivement fait l'objet d'analyses approfondies en raison de la quantité de méthane libérée dans l'atmosphère, sans parler de son empreinte carbone obstinément élevée », poursuit-elle. Une étude du gouvernement américain publiée en novembre 2019 a corroboré cette affirmation, en indiquant que le méthane atmosphérique avait augmenté de manière inattendue et brutale, passant de 1 775 parties par milliard (ppm) en 2006 à 1 859 ppm en 2019.5

Par rapport au dioxyde de carbone, le méthane a une durée de vie relativement courte mais il s’agit d'un gaz contribuant fortement au réchauffement climatique. Selon le GIEC, sur une période de 20 ans, l'impact du méthane sur le réchauffement climatique est 86 fois supérieur à celui du CO2. Le GIEC préconise une réduction de la production de gaz naturel de 15 % d'ici 2030 et de 43 % d'ici 2040, par rapport aux niveaux de 2020.6

Conséquences indirectes

Le risque d’obsolescence des actifs au cours de la transition mondiale vers une économie à faible intensité de carbone va bien au-delà des producteurs de combustibles fossiles et d'énergie. Les fournisseurs de ces industries seront les premiers touchés. General Electric en est un bon exemple : en 2018, cette entreprise a enregistré une charge de 23 milliards de dollars américains après avoir réduit la valeur des actifs de production d'électricité rachetés à Alstom seulement trois ans plus tôt. Ce revers a fait suite à l'effondrement des commandes mondiales de turbines à gaz.7

Knock-on implications

Le risque d’obsolescence des actifs au cours de la transition mondiale vers une économie à faible intensité de carbone va bien au-delà des producteurs de combustibles fossiles et d'énergie. Les fournisseurs de ces industries seront les premiers touchés. General Electric en est un bon exemple : en 2018, cette entreprise a enregistré une charge de 23 milliards de dollars américains après avoir réduit la valeur des actifs de production d'électricité rachetés à Alstom seulement trois ans plus tôt. Ce revers a fait suite à l'effondrement des commandes mondiales de turbines à gaz.7

Graphique 3 : Forte baisse des commandes de turbines à gaz

Sharp fall in gas turbine orders

Source: GE 2018 Annual Report. Includes turbines 30 megawatts and larger

Selon Steve Waygood, directeur de l'Investissement Responsable chez Aviva Investors, les entreprises ayant une empreinte carbone ou dont les produits en génèrent une, doivent réagir face à la menace du déploiement rapide des nouvelles technologies, ainsi qu'à la vitesse à laquelle des réglementations d’ampleur pourraient entrer en vigueur pour atteindre les objectifs de l'accord de Paris.

La construction automobile, par exemple, connaît des changements particulièrement profonds dans la mesure où les entreprises cherchent à renforcer l’efficience de leur parc automobile pour s’adapter à l'évolution de la réglementation mondiale. L'objectif de l'Union européenne concernant les émissions de son nouveau parc automobile sera fixé à 95 grammes de CO2 par kilomètre d'ici 2021 et de lourdes amendes attendent les entreprises qui ne s’y conformeront pas.

Les constructeurs automobiles du monde entier lancent à tour de bras de nouveaux modèles électriques pour se conformer aux nouvelles règles et pour répondre à la demande croissante des consommateurs pour ce type de véhicules.

Pour constater l’ampleur de l’impact de l'électrification sur le secteur automobile, il suffit de comparer la situation de Tesla et celle de Ford et GM. Comme le montre le graphique 4, Tesla vaut aujourd'hui beaucoup plus que ses deux concurrents américains traditionnels.

Graphique 4 : Tesla vaut plus que GM et Ford réunis

Tesla worth more than GM and Ford combined

Source: Refinitiv Datastream, 13 février 2020

Toujours dans le secteur des transports, les compagnies aériennes et les constructeurs d'avions subissent des pressions croissantes pour réduire leurs émissions. Comme il est peu probable que l'industrie aéronautique adopte des systèmes électriques dans un avenir prévisible, les compagnies aériennes auront du mal à se développer et leurs actifs pourraient devenir obsolètes si les régulateurs exigent une réduction importante des émissions.

L'industrie lourde est responsable d'environ 22 % des émissions mondiales de CO2. Environ 42 % de ces émissions (soit un peu plus de 9 % des émissions mondiales) sont attribuables aux combustibles fossiles utilisés pour produire la chaleur nécessaire à la fabrication de produits tels que le ciment, l'acier et les produits pétrochimiques. Pour mettre ces chiffres en perspective, les besoins de production de chaleur de l'industrie génèrent plus d'émissions que toutes les voitures (6 %) et tous les avions (2 %) du monde réunis.8

Étant donné que les techniques de production d'acier et de ciment à faible teneur en carbone sont rares et coûteuses, et que les alternatives directes sont peu nombreuses, le risque d’obsolescence de ces actifs à court terme est relativement faible. Toutefois, compte tenu des quantités d’émissions qu’elles génèrent, les entreprises pourraient très bien subir des pressions croissantes pour concevoir et adopter de nouvelles technologies.

À quelque chose malheur...

Alors que la transition vers une économie bas-carbone menace l'existence même de nombreuses entreprises et de secteurs entiers, Tesla a montré que pour d'autres, les opportunités sont gigantesques.

Selon Ed Kevis, Orsted a montré qu’il était possible de créer de la valeur pour les investisseurs en luttant contre le changement climatique. « La transition vers les énergies renouvelables a littéralement propulsé son action à la hausse. Les investisseurs vont chercher à identifier d'autres entreprises du secteur des services aux collectivités qui envisagent des évolutions similaires ». Le cours de l'action de la société danoise s’est envolé de 132 % depuis qu'elle a cédé ses actifs pétroliers et gaziers en mai 2017.

Pour Steve Waygood, le secteur de la gestion d’actifs n'a jamais eu un rôle aussi important à jouer. Alors qu’il a été pendant très longtemps dans une position peu enviable où il devait essayer de maximiser les performances des investisseurs tout en protégeant les moyens de subsistance des générations futures, aujourd’hui ces deux objectifs commencent à s'aligner.

« L’obsolescence des actifs n'est pas quelque chose de nouveau. Ce qui est nouveau, c’est que ce phénomène touche les combustibles fossiles. Les gouvernements n’ont d’autres choix que de conjuguer leurs efforts et de prendre l'initiative. Mais le fait que les marchés financiers aient fini par réagir face à cette menace me rassure et m’incite à croire que l’industrie toute entière pourra jouer un rôle pour éviter une catastrophe dont les conséquences sont difficiles à prévoir »,conclut-il.