Loin d’avoir porté un coup d’arrêt à l’intégration des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), les répercussions de la pandémie de Covid-19 ont eu pour effet de faire apparaître une divergence marquée entre les entreprises et les dirigeants ayant réagi de manière positive et responsable et d’autres ayant été bien loin de répondre aux attentes à l’égard de ces valeurs. Même si les économies commencent à se redresser, ces différences ont peu de chances d’être oubliées.
Les dirigeants et les comités de rémunération qui proposent des rémunérations irresponsables risquent un désaveu, allant jusqu’à une opposition à la réélection du président du conseil d’administration dans les cas extrêmes.
Dans la seconde partie d’un entretien en deux volets, Mirza Baig, Directeur mondial de la gouvernance chez Aviva Investors, explique comment le Covid-19 a mis en lumière le comportement des entreprises, particulièrement sur l’équité et la transparence. De plus, la mort de George Floyd ayant déclenché des manifestations antiracistes dans le monde entier, il explique également pourquoi l’engagement des investisseurs sur les problématiques relatives à la diversité doit être élargi afin de « se faire pleinement l’écho de l’ensemble des communautés marginalisées ».
Le Covid-19 a-t-il modifié les priorités dans le cadre de vos intiatives d’engagement auprès des entreprises pendant la saison des AG ?
Euan Munro, Directeur général d’Aviva Investors, a exposé nos priorités en matière d’actionnariat responsable (« stewardship ») en février dans sa lettre annuelle aux présidents du conseil d’administration des plus grandes entreprises de la planète. Outre le changement climatique, il a insisté sur le fait que les entreprises doivent mieux élaborer leurs thèses d’investissement à long terme et cesser de se focaliser sur la performance à court terme. Nous y avons également exposé nos attentes en matière de leadership et de diversité au niveau du conseil d’administration. Les conseils d’administration doivent s’efforcer de refléter la société moderne et d’être à l’image des clients, employés et fournisseurs de leurs entreprises.
Pour des raisons évidentes, les discussions avec les entreprises étaient dominées par des questions relatives à leur survie à court terme au tout début de la crise du Covid-19. En tant qu’investisseur, nous avons reconnu que les entreprises avaient besoin de flexibilité en ce qui concerne certaines normes et protocoles de gouvernance ; par exemple, reporter les assemblées générales ou lever des capitaux d’une manière qui n’aurait pas été acceptable dans des circonstances normales. De même, les régulateurs ont fait preuve d’une plus grande souplesse en ce qui concerne le respect des règles de cotation et du droit des sociétés. Il ne servait à rien de parler d’enjeux systémiques à long terme si une entreprise ne pouvait pas survivre au-delà de l’été.
Mais, nos conversations se sont rapidement orientées vers la manière dont les entreprises devraient se positionner en vue de la reprise. Notre priorité ne s’est pas portée sur les bénéfices à court terme, mais sur la préservation du capital et la protection de la solidité de la marque. Dans certains cas, les dividendes ont dû être réduits pour atteindre cet objectif. Nous avons également conseillé aux entreprises d’éviter les décisions hâtives en matière de licenciement ou de réduction des investissements. Conformément à notre approche d’investissement et notre politique ESG tournée vers l’avenir, les opportunités de croissance potentielles en 2021 et au-delà étaient plus importantes pour nous que les profits à court terme. Il était essentiel que les entreprises ne compromettent pas leur stratégie d’investissement à long terme en affaiblissant fondamentalement leurs principaux atouts tels que l’innovation et l’engagement de leurs employés.
Le Covid-19 va-t-il accélérer le passage à un modèle d’entreprise multipartite ?
Il est nécessaire de mieux valoriser l’importance des employés et de l’écosystème des fournisseurs. Il nous faut également passer par une période de réflexion sur la manière d’apprécier comme il convient la valeur générée aux différents niveaux d’une entreprise. Des dirigeants sont importants, mais ils ne sont pas le seul facteur de réussite d’une organisation. Cela va inévitablement relancer des conversations sur le ratio de rémunération approprié entre les dirigeants et les employés moyens.
Que signifie « bien agir » dans le contexte du Covid-19 ?
Cela signifie que tout sacrifice doit commencer par le haut de l’échelle. Nous avons fait savoir que toute réduction de salaire devrait d’abord toucher les dirigeants, et ce, qu’il s’agisse de l’annulation ou de la réduction des primes, de la diminution des futures attributions d’actions ou même de la suspension temporaire des salaires. Ces mesures doivent être prises avant toute décision concernant des licenciements ou des restructurations à long terme et à grande échelle.
Il en va de même pour les investisseurs. Le fait de réduire des dividendes est désormais davantage accepté avant d’envisager une importante restructuration. Toutefois, nous ne pensons pas que l’on puisse continuer à puiser dans les trésoreries des entreprises juste pour conserver un effectif irréaliste ou excessif, surtout dans des secteurs comme le transport aérien où des changements structurels sont en cours. Des entreprises comme British Airways, Virgin et EasyJet évoquent de massives suppressions d’emplois pouvant aller jusqu’à un tiers de leurs effectifs.
Dans de telles circonstances, la responsabilité consiste à procéder à des suppressions de manière appropriée, si elles ne peuvent être évitées. Cela pourrait vouloir dire différer des suppressions d’emplois jusqu’à ce que l’économie soit pleinement réouverte et que les salariés aient alors de meilleures chances de trouver un autre travail ou de garantir l’égalité de traitement des salariés de différents milieux sociaux et niveaux d’ancienneté. Les discussions doivent être ouvertes, transparentes et objectives.
Dans le secteur du transport aérien, on peut craindre que le dialogue ne soit pas à la hauteur avec certains syndicats. Nous ne nous attendons pas à un accord complet sur toutes les conditions au début du processus, mais cela sert de signal d’alarme sur la façon dont les négociations pourraient se dérouler. Toute entreprise traversant une transition de cette ampleur doit dialoguer avec ses employés pour éviter de futurs mouvements sociaux ou de grève.
Les emplois situés au bas de l’échelle des salaires devraient-ils être rémunérés dans la même mesure que les postes d’encadrement ou de direction ?
Les patrons du FTSE 100 sont en moyenne payés plus de 110 fois la moyenne de leurs salariés, une situation qui apparaît de plus en plus indéfendable. Le chiffre approprié varie certes selon les entreprises et les secteurs, mais il se doit toutefois de diminuer. A l’avenir, nous ne nous voudrions pas voir des Directeurs généraux bénéficier d’augmentations de rémunération exceptionnelles simplement parce qu’elles correspondent proportionnellement à l’augmentation moyenne des salaires des employés. Une hausse de 5 % sur un salaire de 20 000 livres sterling est très différente de la hausse de rémunération absolue dont bénéficierait le Directeur général. C’est un point de départ simple pour commencer à s’attaquer aux disparités.
Quel est votre message aux entreprises concernant les primes et les récompenses en général en 2021 ?
Prudence et retenue sont les maîtres mots. Une très grande attention va être portée aux primes et la sagesse doit être de mise. Il serait inquiétant qu’une entreprise ne soit pas en mesure de fournir des prévisions au marché, mais perpétue des mesures internes opaques de réussite qui déclenchent des paiements importants. Cela jetterait le doute sur le cadre de référence utilisé pour évaluer et récompenser la direction.
Il existe un gros problème dont personne n’ose parler : le volume des actions attribuées dans le cadre des programmes d’intéressement annuels. Plusieurs cadres se sont vu attribuer des plans d’actions au plus fort de la volatilité du marché et au moment où les cours étaient au plus bas sur le marché.
Pour maintenir la même valeur des primes par rapport au salaire, de nombreux dirigeants ont reçu une augmentation substantielle du nombre d’actions par rapport aux années précédentes. Dans la mesure où le FTSE 100 et d’autres indices dans le monde entier enregistrent une hausse de plus de 25 % par rapport à leurs points bas de l’année, les dirigeants ont potentiellement de bonnes chances de bénéficier d’un gain exceptionnel, dépassant de loin la valeur de tout salaire et de toute prime auxquels ils ont renoncé. C’est tout particulièrement le cas aux États-Unis. Par exemple, le Directeur général d’une entreprise d’articles de sport a renoncé à un million de dollars de salaire, mais a reçu en retour une énorme prime d’intéressement qui a généré un gain potentiel de 20 millions de dollars en trois mois seulement. Si l’on prend en compte la période de trois à cinq ans de redressement des cours des actions et à l’issue de laquelle les actions attribuées seront finalement acquises, le résultat est encore plus important. Nous attendons des comités de rémunération qu’ils en aient conscience et utiliserons notre voix et notre vote dans le cas contraire.
Nous avons voté contre plus de 40 % des rémunérations et avantages au cours des cinq dernières années et nous continuerons de refuser de soutenir les propositions qui prévoient des rémunérations excessives et injustifiées. Nous votons de plus en plus contre les propositions de rémunération et les personnes qui les font, généralement des membres du comité de rémunération. Lorsque nous avons des sources de préoccupation importante, nous les abordons avec le conseil d’administration dans son ensemble et pouvons même aller jusqu’à retirer notre soutien à la réélection du président du conseil d’administration.
Les entreprises vont-elles considérablement et durablement réduire leurs surfaces de bureaux ? Quel impact davantage de travail à distance aurait sur la gouvernance et la culture ?
C’est inévitable dans une certaine mesure. De nombreuses entreprises, notamment dans le secteur des services financiers, réduisent déjà leurs bureaux. Les sociétés de services financiers ont tendance à posséder des bureaux dans les quartiers les plus chers des grandes villes, d’où la possibilité de réaliser des économies importantes. Néanmoins, il existe des risques de gouvernance à prendre en compte. Les risques vont certainement s’accroître en matière de cybersécurité et de données. Pendant la crise, les entreprises ont eu tendance à se concentrer davantage sur la disponibilité plutôt que sur la sécurité de leurs systèmes. C’est compréhensible, mais il faut s’attendre à une augmentation des failles dans les dispositifs de sécurité.
L’impact sur la culture est un autre point important. Les gens ont été surpris de constater à quel point la transition vers le travail à domicile s’est faite en douceur. Toutefois, cela favorise les employés présents dans l’entreprise depuis longtemps. Au fur et à mesure de la reprise de l’activité des entreprises, de nouvelles recrues arriveront et ce sera un véritable défi de les intégrer dans des entreprises virtuelles, notamment en ce qui concerne l’évolution de carrière et les promotions qui sont souvent favorisées par des relations avec des collègues et des membres de la direction.
Le travail à distance pourrait également diluer la culture et la raison d’être des entreprises, et ces dernières vont devoir s’adapter. La culture lie les personnes qui sont associées à une organisation, à sa vision et à ses objectifs. Ce sens de la culture collective nécessite traditionnellement un certain niveau de relations physiques pour que l’esprit communautaire soit construit et entretenu. Ce n’est pas impossible dans le monde cybernétique, mais beaucoup plus difficile. La manière dont les entreprises créent et propagent leur culture va devoir s’adapter et évoluer en utilisant la technologie qui est désormais au centre de la vie professionnelle.
Qu’en est-il du bien-être des employés si les entreprises intègrent des aspects du confinement à long terme ?
Le problème est qu’il existe toute une panoplie d’environnements de travail à la maison, que ce soit au regard des équipements et appareils existants, de l’espace disponible ou encore de la nécessité ou non de devoir jongler avec la garde des enfants. Les entreprises doivent veiller à ce que les décisions relatives aux modes de travail à long terme ne favorisent pas trop leurs employés les plus privilégiés sur le plan économique et social. Les entreprises doivent être soucieuses de rassembler et tenir compte de la situation personnelle de tous les employés, faute de quoi nous risquons d’exacerber les inégalités de richesse et hommes-femmes déjà existantes.
Au-delà du Covid-19, la mort de George Floyd a eu pour effet de cristalliser l’attention du monde entier sur le racisme, au cours des dernières semaines, et de suscier une réaction de la part de nombreux chefs d’entreprise. Cela va-t-il changer notre propre engagement sur le racisme et d’autres problématiques d’injustice sociale ?
La première chose est de reconnaître que nous avons un problème et la responsabilité collective de travailler à sa résolution. La richesse moyenne d’une famille blanche en Amérique est dix fois supérieure à celle d’une famille noire moyenne - cela ne peut plus durer. Il faut également reconnaître que les États-Unis n’ont pas le monopole des inégalités. Le problème est systémique et Mondial.
Depuis plus de dix ans, nous plaidons en faveur d’une plus grande diversité et intégration dans les pratiques des entreprises. Toutefois, cela a eu tendance à être interprété au travers du prisme étroit de la dimension hommes-femmes. Nous devons veiller à ce que la thématique de la diversité soit élargie, notamment à la couleur, à la race, au handicap et à la classe sociale, afin de se faire pleinement l’écho de l’ensemble des communautés marginalisées.
Il ne suffit pas que les entreprises se contentent de politiques qui interdisent simplement la discrimination - cela ne sert qu’à perpétuer le statu quo. Si nous voulons faire une percée dans la lutte contre un passé de pratiques racistes et d’inégalités institutionnalisées, il va falloir prendre des mesures proactives afin de remédier à ce déséquilibre. Les entreprises peuvent faire la différence. Nous devons veiller à ce que notre engagement commence par l’examen de chaque point de contact que les entreprises ont avec leurs fournisseurs, partenaires, employés et clients, et à étudier les moyens d’offrir de meilleures opportunités aux communautés défavorisées.
Nous n’avons pas toutes les réponses, aucun d’entre nous ne les a, mais nous avons à cœur de faire partie du mouvement en faveur du changement.