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Ambition et réalité : les nouvelles règles d’engagement sur le changement climatique

Mirza Baig explique pourquoi les engagements lointains sur le changement climatique pris par les entreprises énergétiques et leurs prêteurs ne suffisent plus et pourquoi le Covid-19 a servi de catalyseur à l’engagement des investisseurs sur cet enjeu plutôt que de lui porter un coup d’arrêt.

Cette année devait être celle où le changement climatique allait prédominer sur la liste des priorités des politiques et des entreprises, et ce, avec pour point d’orgue le sommet de la COP26 à Glasgow en novembre. Après l’énorme déception suscitée par le précédent sommet sur le climat à Madrid, on espérait que la COP26 remettrait le monde sur la voie du respect des engagements de l’accord de Paris de 2015.

Mais, même si cet événement a été reporté au mois de novembre 2021, l’idée selon laquelle le changement climatique aurait été relégué en bas de la liste des priorités des investisseurs ne pourraient pas être plus éloignées de la vérité.

Dans la première partie d’un entretien en deux volets, Mirza Baig, Directeur mondial de la gouvernance chez Aviva Investors, explique pourquoi l’engagement n’a jamais été aussi crucial en matière de changement climatique, la convergence des intérêts des investisseurs internationaux contrastant fortement avec la divergence de plus en plus prononcée parmi les grandes entreprises du secteur de l’énergie. Il souligne également les raisons pour lesquelles les créanciers doivent saisir l’occasion de jouer un rôle plus significatif aux côtés des actionnaires dans la mise en œuvre du changement.

Comment évoluent vos discussions avec les entreprises en matière de changement climatique ?

Au début de l’année, nous avons délibérément pris la décision d’intensifier nos échanges avec les entreprises à propos du climat, et ce, en mettant davantage l’accent sur l’allocation du capital et la mise en évidence de la transition des entreprises. Il y a quelques années, le défi consistait à mettre le climat à l’ordre du jour d’un conseil d’administration et à conduire les entreprises à prendre des engagements transformationnels en phase avec l’accord de Paris. Ces engagements étaient généralement à très long terme et se concentraient sur l’adoption d’objectifs de neutralité carbone en 2050, le tout jalonné de grandes étapes en 2030 et 2040.

Le changement climatique est devenu une composante essentielle de tout dialogue avec les entreprises, non seulement avec les présidents des conseils d’administration et les administrateurs non exécutifs, mais également avec les Directeurs généraux et financiers

Dans le cadre des priorités d’engagement de cette année, nous avons voulu décomposer cela en objectifs tangibles à court terme, en mesures et en éléments de preuve, afin que les entreprises puissent démontrer qu’elles donnent suite dès maintenant à leur ambition. Notre programme d’engagement a été élargi pour intégrer les gérants/analystes actions et crédit, faisant ainsi en sorte que le changement climatique devienne un élément central de tout dialogue avec les entreprises - non seulement avec les présidents des conseils d’administration et les administrateurs non exécutifs, mais également avec les Directeurs généraux et financiers, qui se polarisent généralement davantage sur l’allocation de capital et les investissements à long terme.

Certaines entreprises modifient-elles leur approche en conséquence ?

Traditionnellement, l’accent a été mis sur les plus grands émetteurs directs - les compagnies pétrolières et gazières, le secteur de l’extraction en général, et les services aux collectivités. Aujourd’hui, le rôle important des services financiers dans le financement de la transition énergétique est reconnu.

Prenez Barclays. A la fin de l’année dernière, une résolution d’actionnaires a été proposée pour l’assemblée générale de Barclays (qui s’est tenue en mai) afin d’encourager la société à faire figurer le climat en bonne place parmi ses priorités, plutôt que de continuer à être perçue comme un retardataire en Europe. La proposition se concentrait sur les prêts aux secteurs à fort impact. Barclays était initialement hésitante car, bien qu’elle soit cotée au Royaume-Uni, elle est très présente aux États-Unis et les opinions de ses clients sur le changement climatique sont plus « hétérogènes ».

Barclays a entamé un dialogue avec le secteur de la gestion d’actifs et nous avons été une voix importante dans ce processus. Nous avons rencontré le président du conseil d’administration et des membres de la direction de Barclays à plusieurs reprises en un laps de temps réduit et avons fait valoir que c’était une occasion pour la banque de s’emparer de l’agenda climatique et de fixer une norme que d’autres pourraient suivre. Nous sommes heureux que Barclays ait finalement adopté l’esprit de la proposition et soit même allé au-delà de la lettre de la résolution en s’engageant à faire atteindre à l’ensemble de son portefeuille de prêts la neutralité carbone d’ici 2050.

S’agissait-il d’un engagement collaboratif avec d’autres investisseurs ?

Il s’agissait en effet d’une initiative coordonnée. ShareAction et des actionnaires engagés peuvent s’attribuer le mérite d’avoir contribué à susciter le débat. Mais, nous avons été l’une des premières parties prenantes avec lesquelles Barclays a noué le dialogue et nous avons eu une influence significative en poussant la société à aller au-delà des « demandes » de la résolution.

Il existe d’autres exemples. En 2019, nous avons été l’un des trois co-auteurs d’une résolution d’actionnaires de BP. Après de nombreuses discussions avec la compagnie, BP a soutenu la proposition et les actionnaires l’ont approuvée à plus de 99 % lors de l’assemblée générale, lui donnant ainsi un mandat clair du marché pour agir. Par la suite, nous avons eu des conversations approfondies avec le président du conseil d’administration et avec le nouveau Directeur général Bernard Looney, lesquelles ont été couronnées par l’annonce historique de février : BP est alors devenue l’une des premières grandes compagnies pétrolières à s’engager à atteindre la neutralité carbone pour ses propres activités d’ici 2050.

Un aspect de l’engagement de BP revêtant une importance particulière pour les investisseurs est lié aux émissions qui relèvent du « scope 3 » (le scope 3 regroupe les émissions de gaz à effet de serre qui ne sont pas liées directement à la fabrication du produit, mais à d’autres étapes de son cycle de vie, approvisionnement, transport, utilisation, fin de vie…).. Il s’agit d’un point important car environ 85 % du cycle de vie des émissions du secteur pétrolier et gazier sont le fait du lieu d’utilisation par les clients.

Il y a seulement 18 mois, BP a déclaré qu’il était déraisonnable d’attendre du secteur pétrolier qu’il prenne la responsabilité des émissions de ses clients, mais aujourd’hui, BP s’est approprié ses impacts relevant du « scope 3 » et s’est engagée à fixer une série d’objectifs d’émissions liées au cycle de vie de ses produits.

Ce sont là des étapes importantes, mais il reste encore beaucoup de travail à faire. Nous allons continuer d’exercer toute notre influence afin de favoriser le changement, mais nous ne nous faisons pas d’illusions sur l’ampleur de la tâche qui nous attend sans un véritable effort concerté de toutes les parties prenantes.

Notre approche en matière de vote évolue-t-elle également ?

Les gens ont tendance à avoir une vision binaire de la question quant à savoir s’il faut soutenir une proposition d’actionnaire en faveur de l’entreprise ou du climat, créant ainsi une fausse dichotomie pour les actionnaires qui doivent choisir entre défendre la direction ou le climat. Nous avons créé un cadre de référence plus nuancé afin d’évaluer dans quelle mesure une entreprise progresse de manière constructive et au rythme voulu ou, au contraire, fait obstruction. Dans ce dernier cas, nous utilisons notre vote comme un catalyseur au changement.

Nous avons élaboré un cadre de référence en cinq points et articulé autour de questions clés :

  1. L’entreprise a-t-elle fixé une ambition et une stratégie climatiques alignées sur l’accord de Paris, en particulier sur l’objectif d’une augmentation de la température de 1,5 degré ?
  2. L’entreprise a-t-elle défini une voie et une feuille de route crédibles pour atteindre la « neutralité carbone » d’ici 2050 ?
  3. L’entreprise peut-elle apporter la preuve d’ajustements à court terme dans ses dépenses d’investissement et ses activités qui démontreraient sa détermination et sa bonne disposition à changer dès maintenant ?
  4. Quelle est la culture de l’engagement avec les principales parties prenantes, notamment les actionnaires ? Le dialogue est-il constructif ou obstructif ?
  5. Quel signal un vote sur une proposition d’administrateur ou d’actionnaire enverra-t-il à la société ? Va-t-il favoriser ou entraver le changement ?

Ce cadre équilibré est important pour parvenir aux résultats adéquats. Là encore, Barclays est un bon exemple. L’entreprise se montre ambitieuse. Si l’engagement est encore flou sur les détails, la promesse d’apporter des précisions d’ici la fin de cette année semble raisonnable. Reconnaissant le rythme du changement et la nature constructive du dialogue, nous avons soutenu l’entreprise et nous sommes abstenus sur la résolution proposée par des actionnaires.

La situation était différente avec Shell. Le groupe a passé trois ans à définir une ambition progressiste relative au climat, mais n’a pas pu aller au-delà de signes anecdotiques de son évolution dans la pratique à court terme. Du point de vue des dépenses d’investissement, les 1 à 2 milliards d’euros alloués aux nouvelles énergies se sont révélés dérisoires en comparaison des 20 milliards d’euros consacrés aux « anciennes énergies ». En conséquence, nous avons soutenu la proposition d’actionnaires comme un signal envoyé à la direction et selon lequel elle devait accélérer le rythme du changement.

Nous avons également soutenu la proposition d’actionnaires relative au climat chez Total, en raison des inquiétudes liées à la nature et au calendrier du dialogue avec les actionnaires. Dans le même temps, Exxon a adopté une position extrême en bloquant l’ajout au vote d’une proposition d’actionnaires relative au climat [une décision approuvée par la Securities and Exchange Commission. En conséquence, nous avons voté contre tous les administrateurs qui étaient responsables de cette decision.

Les investisseurs devraient-ils être plus punitifs avec les retardataires, peut-être en désinvestissant plus tôt ?

Il s’agit du débat vieux comme le monde entre rester investi et se retirer : il n’existe pas de réponse unique pour tous les cas mais, en principe, nous considérons ce dernier choix comme un instrument un peu brutal. Il y a deux raisons à cela. Premièrement, il n’y a pas la masse critique sur le marché pour que le désinvestissement soit un moyen de changement significatif - il existe toujours d’autres investisseurs prêts à prendre votre place si vous décidez de vendre.

L’autre, et possiblement plus importante, raison est que si une cession envoie un signal de mécontentement à une entreprise, elle ne permet toutefois pas de communiquer clairement l’état futur souhaité et la feuille de route attendue en vue du changement. Nous préférons rester investis, rester engagés et coopérer avec les entreprises qui mettent au point une stratégie de transition, ce qui nous permet de continuer à en influencer la direction et le rythme de transformation.

Au final, le changement climatique présente des risques fondamentaux pour la viabilité à long terme d’une entreprise. Aussi, les entreprises qui ne s’adaptent pas ne survivront tout simplement pas. Dès lors que nous ne croyons pas qu’une entreprise est prête et résolue à changer dans un délai raisonnable, la thèse d’investissement ne tient plus et nous commençons à désinvestir.

Il existe une idée selon laquelle des investisseurs moins scrupuleux font leur apparition lorsque des investisseurs responsables et à long terme se retirent : cette idée est-elle dépassée ?

Il y a du vrai dans cela, mais les attentes des investisseurs convergent toutefois au niveau mondial. Il n’y aura jamais de marché de capitaux homogène et nous ne voudrions pas cela. Mais, même si le fossé entre les pratiques au niveau des entreprises se creuse, notamment entre les compagnies pétrolières et gazières européennes et américaines, le fossé entre les investisseurs en matière de changement climatique se resserre quant à lui. On ne peut plus dire : « Les investisseurs européens s’en soucient, tandis que les fonds américains achètent n’importe quoi ».

Une vive réaction des actionnaires a eu lieu lors de l’assemblée générale d’Exxon ; près d’un tiers des actionnaires ont voté contre des membres de la direction pour protester contre leur position sur le climat. Chez Chevron, la majorité des investisseurs ont soutenu une proposition d’actionnaires visant à améliorer la transparence en matière de lobbying sur le climat ; c’était sans précédent. Nous observons des tendances similaires en Australie.

Nous allons bientôt atteindre un point de non-retour où les entreprises non réceptives verront de moins en moins d’investisseurs prêts à y rester fidèles, comme nous l’avons déjà constaté dans le secteur du charbon aux États-Unis.

Les créanciers en font-ils assez ?

Nous adoptons une approche intégrée en matière de recherche et d’engagement ESG au sein de nos portefeuilles d’obligations d’entreprises, et ce, à l’image de celle relative aux actions. Toutefois, si l’on considère le marché de manière plus générale, il existe une marge d’amélioration considérable.

Toute la notion d’engagement auprès des entreprises provient de la partie du bilan consacrée aux capitaux propres car elle est ancrée dans l’activité de vote et les droits et responsabilités des actionnaires.

Mais, deux choses sont de plus en plus reconnues. Premièrement, les créanciers ont également un intérêt économique dans la durabilité à long terme d’une entreprise ; et les facteurs ESG sont un déterminant central dans la réussite et l’échec des entreprises.

On se rend de plus en plus compte de l’influence que peuvent avoir les créanciers. De plus en plus d’entreprises se tournent vers le marché obligataire plutôt que vers le marché actions pour leurs financements. La disponibilité de sources de crédit stables et à long terme est essentielle pour les plans de développement de la plupart des entreprises. Au moment de l’émission, les entreprises doivent rassurer les créanciers quant à leur santé et leurs perspectives financières, et elles doivent également faire en sorte que les créanciers continuent d’assurer le refinancement de cette dette. Il existe donc de multiples possibilités et leviers pour des créanciers de participer à un engagement ESG auprès des émetteurs, ce qui ne s’est pas produit suffisamment jusqu’à present.

Dans la mesure où il s’agit d’un marché d’emprunteurs, les entreprises ne peuvent-elles pas simplement faire fi des exigences des investisseurs en matière de critères ESG, telles que des clauses liées au climat ?

La conversation dépasse les covenants écologiques. L’émission de tout type de dette implique de fournir des garanties sur la viabilité à long terme de l’entreprise. Les entreprises opérant dans des secteurs liés à « l’ancienne économie », comme l’énergie et les services aux collectivités, qui émettent des obligations à 10 ans sans voie clairement définie vers la transition, arrivent sur le marché avec une incertitude planant sur leurs futurs flux de trésorerie. A terme, cela va avoir un impact sur leur notation de crédit et leurs coûts de financement.

Le marché obligataire va-t-il prendre en compte plus sérieusement les critères ESG ?

Les principales agences de notation ont amélioré leurs capacités ces dernières années, et ce, en mettant en place des équipes de recherche et des méthodologies pour évaluer les performances des émetteurs au regard des facteurs ESG, en particulier du changement climatique. Mais, jusqu’à présent, en dehors du secteur des services aux collectivités, nous n’avons pas observé de corrélation claire entre la notation ESG/climat et la notation de crédit principale d’une entité. Il faut que ces deux méthodologies deviennent mieux intégrées et que les facteurs ESG occupent une place plus importante dans la notation de crédit principale des émetteurs. Nous commençons à voir des autorités de régulation prendre des mesures dans ce sens, en particulier dans l’Union européenne dans le cadre du plan d’action pour la finance durable que nous sommes fiers d’avoir contribué à façonner.

Le changement climatique est-il négligé compte tenu de la priorité accordée au Covid-19 ?

Je n’en ai guère vu la preuve. Au contraire, le Covid-19 a encouragé et catalysé les discussions plutôt que de leur porter un coup d’arrêt. Les conversations se sont intensifiées parce que l’on prend davantage conscience des conséquences des risques systémiques et de l’importance d’agir précocement et de manière décisive avant qu’il ne soit trop tard.

Qu’en est-il au niveau politique ? Le report de la COP-26 a-t-il été un revers ?

Le report était compréhensible, mais frustrant. Cette année marque le cinquième anniversaire de l’Accord de Paris et nous nous attendions à ce que les contributions déterminées au niveau national (CDN) soient révisées par certains pays. Nous savons que les CDN soumises à ce jour sont plus alignées sur un scénario de trois degrés que de deux ; il est donc décevant que les révisions soient reportées.

Il existe des points majeurs qui doivent être débattus sérieusement ; par exemple, les règles pour tenir les pays responsables de leurs objectifs, le développement des marchés du carbone et le fait de veiller à assurer une transition énergétique juste dans le cadre de laquelle les pays développés aident à financer et accompagnent les pays émergents tout au long de la transition.

Ces points doivent être résolus pour accélérer les engagements que les entreprises sont prêtes à prendre. Si certaines des grandes compagnies pétrolières ont affiché des ambitions audacieuses, elles les accompagnent toutefois toujours de mises en garde en disant que la vitesse du changement sera en phase avec la société - en d’autres termes, en phase avec la politique des pouvoirs publics. Il faut donc que la puissance publique agisse pour pouvoir entrainer des changements structurels généralisés au niveau des entreprises.