Entre les herbes hautes parsemées de pissenlits et les arbres de Judée en fleurs d'un terrain vallonné en friche, des papillons butinent sous les chants d'oiseaux. A l'horizon se dresse fièrement la montagne Sainte-Victoire, rendue mondialement célèbre par les peintures de Paul Cézanne.
Mais les vues depuis cette parcelle longtemps oubliée située au sud-ouest d'Aix-en-Provence, où l'artiste impressionniste posait régulièrement son chevalet, ne seront-elles bientôt plus qu'un souvenir, visible dans ses seuls tableaux ? C'est ce que redoutent plusieurs collectifs, pour qui un projet immobilier pourrait entraver la vue sur ces célèbres paysages, immortalisés par le peintre né et mort à Aix (1839-1906).
Associations environnementales, d'architectes ou encore de défense du patrimoine cézannien sont vent debout contre un aménagement urbain porté par la municipalité.
D'ici 2040, 3.600 logements (dont 25% sociaux), 6.000 mètres carrés de commerces et services, 70.000 mètres carrés de bureaux doivent voir le jour sur ce terrain de 40 hectares, enclavé entre deux autoroutes, à 30 minutes à pied du centre-ville.
A terme, jusqu'à 12.000 habitants devraient vivre sur cette parcelle, dont les constructions obstrueraient selon les opposants considérablement la vue, restée relativement dégagée en dépit d'une ligne haute tension et de quelques habitats lointain, se fondant dans la végétation.
"Détruire les motifs cézanniens, c'est quelque chose de choquant: c'est un patrimoine très important pour Aix-en-Provence, qui attire beaucoup de touristes", proteste Didier Bonfort de l'association "Sauvegarde des paysages de Cezanne".
Selon lui, 52 tableaux ont été élaborés par le peintre provençal depuis ce point de vue. Le collectif s'insurge également "de la négation de ce lieu", exclu de l'exposition-événement consacré au "maître d'Aix" et ses sites fétiches, par la mairie qui se serait volontiers passé de cette polémique à quelques semaines de l'inauguration de son "année Cezanne" dont les affiches tapissent la ville.
Sa maire de droite, Sophie Joissains (UDI), avait demandé "qu'il n'y ait pas d'expropriation et la protection totale des propriétés privées; la protection totale des massifs boisés et la valorisation patrimoniale de tous les éléments ayant une valeur patrimoniale, dont les sites cézanniens", explique à l'AFP Isabelle Loriant-Guyot, responsable communication de la ville.
"Ces points ont été respectés. La municipalité n'a eu de cesse de rendre compatible l'héritage de Cezanne avec la nécessaire extension de la ville", défend-t-elle.
- "Projet obsolète" -
Pour justifier son projet, la ville s'est appuyée en amont sur l'expertise de Denis Coutagne, historien de l'art et spécialiste internationalement reconnu de Cezanne, chargé d'identifier les lieux et perspectives utilisées par le peintre pour les préserver. "Ces préconisations ont été respectées en tous points", assure la municipalité.
Selon l'expert, longtemps directeur du musée Granet d'Aix-en-Provence, qui héberge 10 oeuvres de l'artiste, "pour l'essentiel, les sites cézanniens de la Constance (du nom de ce quartier, NDLR) ne seront pas en péril mais enfin mis en valeur". Au contraire, le projet "va chercher à rendre accessible ces sites" actuellement oubliés du public car "situés en bordure d'autoroute ou sur des terrains privés".
Regrettant une "polémique dommageable", il estime "qu'aucune ville au monde ne fait autant pour mettre en valeur un peintre de son cru".
Outre l'aspect culturel, plusieurs collectifs alertent sur les potentiels dommages environnementaux du projet, envisagé depuis 1997 et qui a reçu en mars l'aval de la préfecture des Bouches-du-Rhône, assorti de nombreuses dérogations à l'interdiction de destruction "d'espèces animales et végétales protégées" (tulipe sauvage, orvet fragile, rainette méridionale, hirondelle de fenêtre, chouette hulotte...).
"L'urbanisation sur une zone humide bloquant l'écoulement des eaux pose problème: le site est certes laissé à l'état de nature aujourd'hui mais cet état volontaire est nécessaire", avance Stéphane Salord, co-président de l'association Arc fleuve vivant.
"C'est un projet très obsolète comme on n'en fait plus. Artificialiser 40 hectares, ça n'a plus de sens aujourd'hui", abonde Pascal Clément de l'association d'architectes "Devenir" qui dénonce une "opportunité foncière".