Gilet pare-balles, pistolet automatique, jumelle de vision nocturne... dans la nuit charentaise, une vingtaine d'hommes s'apprêtent. Raid de forces spéciales ? Non: police de l'environnement, traquant les trafiquants de la frêle civelle (ou bébé anguille), dont la population s'effondre depuis 30 ans.
"On a eu des menaces, des coups sur nos agents, des barrages forcés... Et dans un cas l'an dernier, des coups de feu. On s'est déjà retrouvés sur des sites face à 10, 20 personnes. C'est de la bande organisée, donc des risques potentiels pour nos contrôleurs", raconte Nicolas Surugue, directeur de l'Agence Française pour la Biodiversité (AFB) en Nouvelle Aquitaine.
D'où la présence cette nuit-là de militaires du PSIG (Peloton de surveillance et d'intervention de la gendarmerie) aux côtés des hommes de l'AFB, armés eux aussi. Pas vraiment l'image du scientifique de biodiversité ou du garde-pêche... Dont ces inspecteurs assermentés sont pourtant les héritiers, protecteurs des espèces menacées.
Chaque année, les "hommes en gris" (couleur des uniformes de l'AFB) procèdent à quelque 300 opérations de contrôle sur les estuaires, rivières, étangs de la façade atlantique, aire de prédilection de la civelle ("pibale" dans le Sud-Ouest), l'alevin d'anguille européenne (Anguilla anguilla).
C'est là que la civelle, après son inouïe traversée de l'Atlantique sur 7-8 mois, portée par le Gulf Stream, vient se poser vers octobre et grandir, parfois jusqu'au pied du Massif central ou des Pyrénées. Jusqu'à devenir l'anguille argentée qui dans 10 ans retraversera l'Atlantique, pour aller frayer dans la mer des Sargasses.
Incroyablement résilients, ces mini "spaghettis" (7 cm), comme les appellent les gens de l'AFB, sont aussi vulnérables, et depuis 2009 espèce protégée par la CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction), dans la foulée d'une directive européenne en 2007, déclinée en France en "Plan de gestion de l'anguille" (2010).
- Forte demande de l'Asie -
Car la population d'anguilles est de l'ordre de 10% de ce qu'elle était jusque dans les années 70-80, rappelle Laurent Beaulaton, biologiste à l'AFB.
Dégradation de l'eau par des décennies de cultures polluantes, obstacles et barrages sur rivières, surpêche, braconnage, parasites, voire pour certains altération des courants due au changement climatique : "il y a toute une série de facteurs dont on sait ou pense qu'ils jouent, mais les quantifier est très compliqué", explique M. Beaulaton. Même s'il pointe une légère remontée vers 2012-2014, que confirment les pêcheurs professionnels, réclamant un assouplissement des quotas.
Ajoute à la pression sur l'espèce la demande venue d'Asie, non tant pour consommer la civelle --une tradition culinaire du Sud-Ouest-- qu'en vue d'aquaculture pour l'anguille dont le Japon, surtout, est friand. Résultat: un prix de 350-500 euros le kilo au sortir des bateaux, mais jusqu'à 1.000 euros/kg auprès de mareyeurs en Espagne et 3/5.000 euros en Asie.
Avec l'exportation interdite hors UE et des quotas stricts (65 tonnes/par an, voués pour 60% au repeuplement et 40% à la consommation), "on est dans une situation de prohibition. Or qui dit prohibition dit trafic et spéculation", résume Michel Vignaud, coordinateur sur les migrateurs à l'AFB. 2017 a marqué un record dans les saisies de civelles braconnées: 1 tonne, dont 520 kg en une seule prise en Gironde en janvier.
D'où la traque dans la nuit charentaise pour les équipes de l'AFB mobilisées ce soir-là. L'une apercevra ce qu'elle pense être des "guetteurs", cyclistes balayant les alentours à la lampe-torche à 1H00 du matin... Une seule fera mouche, à Marans: trois braconniers pris en flagrant délit avec 3,8 kg de civelles.
Prison avec sursis en décembre à Saintes, prison ferme début mars à Lorient, les procédures se multiplient et le braconnier encourt jusqu'à six mois de prison et 50.000 euros d'amende, voire 2 ans en cas de trafic, et 7 ans s'il est en bande organisée.
"Les parquets sont de plus en plus réceptifs, il commence à y avoir des audiences regroupées", se félicite-t-on à l'AFB. "Avant, on pouvait passer entre une affaire de violence aggravée ou d'agression sexuelle, donc forcément, quelques kilos de petits poissons, ça ne faisait pas sérieux..."