Les concessions obtenues ou en passe de l'être par les "gilets jaunes" sont "inquiétantes pour l'avenir des syndicats", de plus en plus perçus comme "incapables d'obtenir des résultats" et "délégitimés dans leur rôle de contre-pouvoir", estime l'historien Stéphane Sirot, spécialiste des conflits sociaux et du syndicalisme.
QUESTION. Déjà marginalisés dans cette crise, les syndicats risquent-ils de perdre encore en influence si les +gilets jaunes+ obtiennent de nouvelles concessions du pouvoir en début de semaine?
REPONSE. Il est évident que l'avenir est sombre pour les organisations syndicales car les +gilets jaunes+ ont fait la démonstration que, par des mobilisations horizontales via les réseaux sociaux, il est possible de parvenir à créer des dynamiques ou des rapports de force qu'elles-mêmes n'arrivent plus à créer.
En outre, les syndicats sont considérés par les +gilets jaunes+ comme des structures qui, au fond, participent au système institutionnel. C'est dû à l'inscription grandissante de l'action syndicale, au cours des trois dernières décennies, dans des pratiques ritualisées - des +journées d'action+, des manifestations -, dans un processus de dialogue social et de négociation, et de moins en moins dans des modalités d'action plus directes, comme des grèves reconductibles ou des blocages.
Or, pour une bonne partie des citoyens, y compris les moins politisés, il devient de plus en plus évident que ces modalités d'action (...) ne donnent aucun résultat, notamment pour entraver ce qui est perçu comme un processus de destruction du périmètre des droits sociaux et de précarisation du monde du travail.
Chacun peut voir concrètement que face à une contestation syndicale classique - sage, si j'ose dire -, rien ne se passe. Le pouvoir politique attend que les cortèges organisés finissent par se fatiguer, et passe systématiquement ses réformes.
QUESTION. Les organisations syndicales, de leur côté, ont souvent accusé le gouvernement de les contourner et de les mettre à l'écart.
REPONSE. Il y a eu effectivement une tendance à faire des syndicats soit des partenaires du pouvoir politique quand ils sont d'accord avec les réformes, soit à les ignorer quand ils les critiquent.
Au bout d'un moment, la faiblesse des contre-pouvoirs est telle qu'ils ne sont plus en capacité de jouer leur rôle d'interface entre le gouvernement et les citoyens.
Pour la première fois depuis bien longtemps, on a un face-à-face direct entre le pouvoir légal de l'État et le pouvoir légitime des citoyens mobilisés. C'est ça qui crée des étincelles et rend la sortie de crise extrêmement compliquée, d'autant que l'acteur +gilets jaunes+ est un acteur collectif, insaisissable.
QUESTION. Les syndicats, qui sont conviés à l'Élysée lundi, peuvent-ils justement espérer jouer un rôle dans la sortie de crise?
REPONSE. Ils vont essayer. Une nouvelle séquence va s'ouvrir, où les acteurs plus traditionnels des conflits sociaux, les acteurs politiques comme les acteurs syndicaux, vont sans doute essayer de se remettre en selle.
Le pouvoir essaye de se donner des interlocuteurs. Comme il n'arrive pas à en trouver du côté des +gilets jaunes+, il réactive le système habituel. Ce sont des méthodes du "vieux monde", pour reprendre la phraséologie macronienne, mais en même temps le pouvoir politique n'a pas vraiment le choix.
A l'avenir, le rôle des syndicats pourrait être de recréer des racines avec les profondeurs du social, et de pouvoir ainsi (relayer) des revendications qui puissent avoir une résonance chez les +gilets jaunes+.
L'enjeu pour les organisations syndicales sera (que) ce corpus de revendications soit suffisamment en prise avec les réalités sociales, avec les attentes du monde du travail. Mais aussi avec la société plus largement, car ce mouvement dépasse la stricte sociologie du paysage syndical: chez les +gilets jaunes+, il y a aussi des auto-entrepreneurs, de petits patrons, de petits artisans... C'est là aussi la difficulté pour les syndicats, qui doivent traduire ce qu'ont voulu dire des catégories inhabituelles pour eux. C'est un travail colossal.