Un ex-ministre "estomaqué", des réponses "robotiques" de Nestlé Waters et un mille-feuille politico-administratif "enlisé": au fil de ses auditions, la commission d'enquête sénatoriale sur les eaux minérales traitées illégalement a éclairé les dessous du scandale, mais des zones d'ombre persistent.
Ministres, entreprises, autorités sanitaires, police des fraudes, chercheurs ou journalistes: près d'une centaine de personnes ont été interrogées en quatre mois pour retracer l'historique de l'affaire.
Muriel Lienau, directrice générale de Nestlé Waters, raconte avoir appris fin 2020 "la présence de traitements non autorisés, ultraviolet et charbon actif, sur nos sites du Gard (Perrier, ndlr) et des Vosges (Hépar, Contrex)".
Fin août 2021, les dirigeants de la division eau du géant suisse sollicitent, "un peu gênés", les collaborateurs d'Agnès Pannier-Runacher, alors ministre de l'Industrie, se rappelle son directeur de cabinet François Rosenfeld.
Un rendez-vous a lieu au ministère, avec la répression des fraudes (DGCCRF), pour présenter aux autorités un "plan de transformation" pour retirer ces traitements, interdits par la réglementation européenne.
- Auditions tendues -
Les sénateurs ont tenté, lors d'auditions parfois très tendues, de savoir quand et par qui ces traitements avaient été installés. En vain: Nestlé invoque le secret de l'instruction judiciaire, malgré les rappels de la commission sur les peines encourues en cas de refus de répondre.
Un juge parisien enquête actuellement après des plaintes d'ONG pour "tromperie" visant Nestlé, mais aussi Sources Alma (Cristaline, St-Yorre...) chez qui la DGCCRF a également constaté des infractions en 2020.
"Nestlé s'est muré dans le silence avec des réponses absolument robotiques", se désole le rapporteur de la commission, Alexandre Ouizille (PS), auprès de l'AFP. Et ce jusqu'à l'annonce d'une "revue interne", lors d'une ultime audition du directeur général du leader mondial de l'agroalimentaire.
Selon un rapport de la DGCCRF cité par Mediapart, la fraude dans les Vosges aurait rapporté trois milliards d'euros à Nestlé en plusieurs décennies, l'eau minérale étant plus valorisée que l'eau traitée.
En septembre 2024, Nestlé Waters a accepté une amende de deux millions d'euros, évitant un procès vosgien.
Dès le premier rendez-vous, François Rosenfeld fait remonter à la ministre ses doutes "sur la sincérité de leur démarche".
"J'ai lancé l'ensemble des enquêtes qui ont permis d'objectiver les agissements de Nestlé et de lancer les procédures judiciaires", affirme aux sénateurs Agnès Pannier-Runacher.
Un rapport est demandé à l'inspection générale des affaires sociales (Igas), qui conclut en 2022 que 30% des marques d'eaux en bouteille "subissent des traitements non conformes". Mais celui-ci ne sera rendu public, comme l'ensemble de l'affaire, qu'en 2024 par franceinfo et Le Monde.
Plusieurs fois les sénateurs s'étonneront du non-déclenchement, avant fin 2022 par une agence régionale de santé (ARS), de l'"article 40" du code pénal, qui prévoit que toute autorité ayant connaissance d'un crime ou un délit doit en informer la justice.
"La courroie de transmission d'informations n'a pas fonctionné entre l'État central et les ARS", regrette M. Ouizille, évoquant un "sentiment d'enlisement" au fil des allers-retours entre ministères et des changements de ministres.
- Arbitrage flou -
"J'ai été estomaqué d'apprendre qu'une grande entreprise internationale avait pu tromper ainsi les consommateurs français pendant si longtemps", confie aux sénateurs Roland Lescure, successeur d'Agnès Pannier-Runacher.
Mais il y avait un "consensus" interministériel sur l'absence de risque sanitaire, ajoute Agnès Firmin-Le Bodo, ministre déléguée puis ministre de la Santé de 2022 à 2024.
Les autorités avaient connaissance de contaminations détectées sur plusieurs forages mais les traitements permettaient "d'assurer la qualité sanitaire des produits", selon le patron de Nestlé Laurent Freixe.
Le gouvernement s'accorde début 2023 sur une décision incluant la fermeture d'un forage d'Hépar trop souvent contaminé, un accompagnement du plan de transformation de Nestlé Waters par les préfectures et ARS, notamment sur la microfiltration qui remplace les traitements interdits, alors que son caractère désinfectant fait débat et que le directeur général de la santé s'y oppose.
Les raisons de cet "arbitrage" restent floues, affirme Alexandre Ouizille. Nestlé Waters, qui a sollicité jusqu'à l'Elysée, nie toute pression ou chantage à l'emploi.
Outre son rapport, la commission rendra publics le 19 mai des documents transmis par la présidence, après le refus d'être auditionné d'Alexis Kohler, secrétaire général de l'Elysée aujourd'hui démissionnaire, qui avait reçu les dirigeants de Nestlé.
"La défense du consommateur a été reléguée au profit d'autres enjeux", déplore M. Ouizille, saluant le rôle des révélations de la presse.
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