Patrick Artus, chef économiste de Natixis.
D.R
Entretiens

Patrick Artus (Natixis) : "On a préféré les bulles aux faillites et au chômage"

L’un des effets de la réponse monétaire apportée à la crise du coronavirus devrait être l’apparition et/ou l’accroissement de bulles sur les actifs financiers, explique Patrick Artus, chef économiste de Natixis.

On a comparé volontiers le krash survenu pendant la crise sanitaire à la crise financière de 2008, quelles sont les principales différences entre les deux ?

Il y a deux différences tout à fait fondamentales entre ces deux crises. D’abord, les causes ne sont pas du tout les mêmes : la crise de 2008 part de l’explosion d’une bulle immobilière aux États-Unis qui rend insolvable de nombreux ménages. Il y a donc un défaut sur les crédits et ces deniers étant titrisés, la crise s’étend rapidement aux investisseurs, dont de très gros se trouvent en Europe.

Cette fois-ci, c’est une crise du lock down, c'est-à-dire que les salariés ne peuvent pas aller travailler, ce qui entraîne une chute de l’offre pendant la période de confinement qui va de 35 à 50 % selon les pays pour la partie non-publique de l’économie. Cette dernière est donc directement liée à une contrainte physique, puisque les salariés ne peuvent pas se rendre dans leur entreprise. Progressivement, cette crise pourrait se transformer en crise de la demande dans le cas où à la suite du déconfinement il n’y aurait plus assez de demande pour faire fonctionner l’appareil productif. Il y a donc d’un côté un choc exogène d’offre aujourd’hui et un choc endogène financier en 2008, à l’origine d’une gigantesque crise bancaire et financière.

La seconde distinction concerne la capacité d’intervention des États. En Europe, la politique de déficits publics entamée en 2008/2009 s’arrête en 2010, ce qui a pour effet de faire retomber le continent dans la crise, et il faut attendre 2015 pour avoir du quantitative easing de la part de la BCE. Cette fois-ci, il y a eu une réaction à la fois extrêmement rapide et extrêmement agressive de la part des politiques budgétaires, qui sont restées expansionnistes, et des politiques monétaires, qui achètent des dettes publiques.

Au contraire de 2009, ces politiques n’ont pas pour objectif de soutenir la production, qui ne pourra pas remonter tant que les salariés ne seront pas retournés au travail. Donc qu’essaie-t-on de faire ? Il s’agit à la fois de maintenir les revenus des ménages et d’entraver les faillites d’entreprises, sans pour autant avoir l’ambition d’empêcher la chute du PIB. Si l’on regarde l’Europe, les États-Unis ou le Japon, beaucoup d’actions ont été entreprises ; des banques centrales qui prêtent directement aux sociétés, la mise en place du chômage partiel dans certains pays…

Mais cette crise va évidemment laisser d’autres traces. L’une d’entre elles va être l’endettement massif des entreprises et une autre concerne les changements sûrement très importants dans les habitudes de consommation. Si plus personne ne monte dans un avion, vous allez avoir du mal à empêcher la faillite. Idem pour les magasins si tout le monde se met à acheter en ligne. Il y aura un certain nombre de faillites qui seront liées non pas à l’insuffisance des réponses mais à ces paramètres.

Les grands gagnants devraient être les acteurs technologiques au sens très large, la santé, ou encore les services aux personnes âgées, tandis que la restauration, la distribution traditionnelle, l’immobilier commercial ou le secteur aérien sortiront du côté des perdants.

Elle a donc également pour effet de redistribuer certaines cartes…

Du point de vue de l’investisseur je crois qu’il faut partir d’une grille d’analyse qui est "Qu’est-ce qui va changer durablement ?". Après toute crise de cette ampleur, on constate par exemple un besoin de désendettement, qui a pour effet d’affaiblir les biens nécessitant la contraction de crédit, par exemple l’achat d’une voiture. Ensuite, il y a des comportements qui vont changer (télétravail, consommation en ligne…), couplés à une préoccupation collective de plus en plus forte pour le climat et l’environnement, ce qui n’est sans doute pas bon signe pour les énergies fossiles. Plus globalement, les grands gagnants devraient être les acteurs technologiques au sens très large, la santé, ou encore les services aux personnes âgées, tandis que la restauration, la distribution traditionnelle, l’immobilier commercial ou le secteur aérien sortiront du côté des perdants. Il faut également noter que la mise en place de nouvelles normes sanitaires risque d’influencer fortement les coûts de production dans certains secteurs tels que la construction, l’industrie ou la restauration. Il devrait enfin y avoir une réallocation sectorielle de l’emploi qui sera très difficile à gérer, avec des coûts importants pour la formation ou la requalification des salariés.

Le président de la Réserve fédérale américaine a estimé mi-mai qu’une reprise de l’économie pourrait avoir lieu dès le troisième trimestre 2020. Partagez-vous cet horizon pour la France et l’Europe ? De quel type de reprise parle-t-on ?

Si vous posez l’équation : entreprises endettées ayant des difficultés à investir, coûts d’ajustements très importants, ménages très prudents et coûts de production plus élevés, vous pouvez partir sur l’hypothèse d’une reprise lente. Effectivement dès la fin de l’année mais à quel rythme ? Prenez l’Europe, pour laquelle les prévisions n’étaient déjà pas glorieuses puisque l’on partait sur 1,5 % de croissance en 2020 : dans le cas où l’on fait – 8 % cette année, nous sommes donc sur une perte de près de 10 % du PIB. Je pense qu’il faudra au moins quatre ans pour les récupérer, avec plusieurs années de perte de revenus. D’ailleurs se pose le problème politique et social de qui supporte cette perte de revenus. Aujourd’hui, elle est prise en charge à 100 % par l’État, ce qui ne sera sans doute pas faisable sur le long terme et il y aura donc une question sur la re-répartition de cette charge. Qui devra contribuer ? Les hauts revenus ? Les multinationales ?

Certains craignent que l’une des conséquences de la crise soit le creusement d’inégalités, qu’en pensez-vous ?

Il va effectivement se creuser d’énormes inégalités, qui ne sont pas les inégalités habituelles. D’abord, il y a un aspect chance très marqué : si vous travaillez chez Google, c’est évidemment mieux que si vous travaillez chez Air France. Il va y avoir une grande diversité dans les situations sectorielles, avec des inégalités nées de la chance ou non d’évoluer dans telle entreprise.

Il y a ensuite également des inégalités liées au contrat de travail. Dans le cas français, si vous avez un CDI vous êtes relativement protégé via notamment les mesures de chômage partiel. En revanche, 70 % des intérimaires sont au chômage aujourd’hui et si vous avez un contrat court ou êtes en stage ou alternance, vous avez peu de chances d’être embauché. D’ailleurs, il y a un perdant assez global de la crise qui sont les jeunes, qui représentent la majorité de ces contrats ou qui, une fois sur le marché du travail à la rentrée, ne trouveront pas d’employeur.  

Peut-on également s’inquiéter d’une forme de relâchement dans les objectifs climatiques des entreprises ?

Il y a sur cette question un débat très intéressant : les entreprises vont mal, donc le mouvement naturel pour certaines d’entre elles serait de dire que ce n’est pas le moment d’imposer de nouvelles règles environnementales. En face, il y a une opinion publique chez qui l’idée que la crise est liée aux désordres de la globalisation est très forte, et qui pousse les décideurs et les investisseurs à accélérer le mouvement en faveur du climat et l’intégration de facteurs ESG. Aujourd’hui, il est difficilement imaginable qu’un pays - même les États-Unis -, osera alléger ses normes climatiques. Cela serait totalement rejeté par l’opinion, et il va donc falloir réfléchir à la façon d’accompagner ces entreprises, en imaginant par exemple des co-financements avec des banques publiques ou en orientant une partie du budget du plan de relance européen vers la transition des secteurs qui n’ont plus les moyens de s’auto-financer. L’Europe pourrait ainsi investir dans son secteur automobile pour accélérer la transition vers le véhicule électrique ou pour construire des usines de batteries sur le territoire, ou dans ses compagnies aériennes pour l’achat d’avions moins polluants.

Justement, doit-on conditionner les renflouements des entreprises à l’amélioration de leurs performances environnementales ?

On l’a fait avec Air France, à qui on a demandé une amélioration très forte de l’efficacité énergétique de la flotte ou encore la diminution des liaisons pour lesquels il existe une alternative ferroviaire. Mais cela reste possible uniquement pour quelques grands groupes symboliques et quand l’aide publique est très importante, et non pour la masse des centaines de milliers de PME. Mais sans avoir besoin de les forcer, je pense qu’il y aura un mouvement naturel car toutes les entreprises cotées sont désormais sous la pression des investisseurs : la menace, pour un président d’entreprise, c’est que plus personne ne veuille détenir ses actions.

La finance doit s’ajuster : un investisseur doit aujourd’hui intégrer le fait que ses clients vont être de plus en plus sensibles à l’ISR. 

Quels peuvent être les contrecoups de la politique monétaire ? On entend parler d’inflation, d’endettements massifs de la part des États, mais vous évoquez plutôt un risque de bulles ?

Si l’on parle d’inflation, il s’agit non pas d’une inflation monétaire mais par les coûts. Les normes nouvelles permanentes ou semi-permanentes vont augmenter les coûts, mais cela ne sera pas la conséquence des politiques monétaires. Concernant la dette, la question doit être posée différemment : aujourd’hui, les dettes publiques financées par la création monétaire n’existent en fait pas, puisqu’elles sont immédiatement transférées sur le bilan des banques centrales. Ce qu’il faut regarder ce n’est donc pas l’excès de dettes publiques, mais l’excès de création monétaire, avec sans doute 10 000 milliards de dollars en 2020 dans l’OCDE. Que va-t-on faire de cette monnaie ? Celle-ci va être réinvestie dans d’autres actifs financiers, ce qui aura pour effet de provoquer, comme depuis 20 ans, une bulle sur le prix des actifs. C’est déjà ce que l’on peut observer sur le NASDAQ aujourd’hui.

Les marchés ont opéré fin mars un rebond et semblent désormais hermétiques aux statistiques désastreuses, comment l’interpréter ?

En Europe, nous sommes toujours 25 % plus bas qu’avant la crise et globalement, il y a toujours un très fort recul sur les marchés.

À l’exception de certains segments, comme les valeurs technologiques américaines : le NASDAQ a ainsi retrouvé ses cours, mais il n’y a pas d’anomalie, le chiffre d’affaires des GAFAM explose et le marché américain se tient parce que la tech se tient. En Europe, l’un des aspects de la sous-performance s’explique en revanche par le poids des banques, délaissées en temps de crise.

Les prix de certains actifs semblaient déjà gonflés en amont de la crise. Doit-on s’inquiéter d’une décorrélation entre fondamentaux et valorisation ?

La création monétaire va nécessairement empirer cette décorrélation. Il y a un risque, mais l’autre solution était que les banques centrales n’interviennent pas. On a préféré les bulles aux faillites et au chômage.

La crise a accéléré des réflexions antérieures sur les dérives du capitalisme.

Quelles grandes tendances peut-on attendre dans les prochains mois ?

La crise accélère tout : la numérisation de l’économie, le rôle joué par la finance, la réorganisation des comportements. On avait déjà plus de télétravail, on consommait déjà plus en ligne, on s’intéressait déjà plus aux scores ESG des emprunteurs, et toutes ces tendances en sortiront renforcées. La finance doit s’ajuster : un investisseur doit aujourd’hui intégrer le fait que ses clients vont être de plus en plus sensibles à l’ISR et qu’il faut qu’il soit extrêmement sérieux dans l’application de ses stratégies, qu’il ait une notation ESG rigoureuse… Nous pensons également que les déplacements en faveur du private equity vont se poursuivre, notamment face à la volatilité des actifs cotés.

Beaucoup ont vu dans cet événement un moment propice aux réflexions, notamment sur le capitalisme…

Elle n’en est pas à l’origine, mais la crise a accéléré des réflexions antérieures sur les dérives du capitalisme. Sans parler de moral ou de politique, il n’est pas efficace économiquement d’exiger une rentabilité anormalement élevée du capital pour l’actionnaire quand les États se financent à 0 et cela pousse à des distorsions négatives : la rente de monopoles, qui stérilisent l’innovation et font monter les prix, et la déformation du partage des revenus au détriment des salariés, avec pour effet d’empêcher l’augmentation de la demande. D’ailleurs le capitalisme post années 80 marche moins bien que celui d’avant : moins de croissance, plus d’inégalité, plus de crises… Cette pandémie est l’occasion de réfléchir à tous les problèmes structurels et de changer un certain nombre de fonctionnements.

L’une des pistes doit être la relocalisation de la production ?

Il convient de vraiment réfléchir à ce que l’on fait. Sur l’exemple des principes actifs des médicaments, on lit régulièrement que c’est une honte que l’Europe importe de Chine 90 % de sa pénicilline et de son paracétamol. Mais il faut noter que l’Europe est excédentaire vis-à-vis de la Chine sur les médicaments. Nous y avons envoyé la production de paracétamol parce qu’il s’agit d’un produit sans valeur ajoutée, tandis que nous produisons en France des principes actifs pour des médicaments beaucoup plus complexes. Les relocalisations ont du sens industriellement quand c’est stratégique et haut de gamme : par exemple pour le matériel de télécoms ou pour les énergies renouvelables, l’Europe ne peut pas être dépendant des États-Unis ou de la Chine. En revanche, il faut simplement faire des stocks sur certains produits : si nous avions eu 2 milliards de masques avant la crise, personne n’en aurait parlé. Si l’on se remet à fabriquer tous les produits bas de gamme, il faudra alors accepter une baisse considérable de notre niveau de vie.

Propos recueillis fin mai 2020. 

 

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