Grandes écoles: la vie d'après des étudiants "déserteurs"

Une remise de diplômes qui tourne au réquisitoire: les images de ces étudiants soucieux d'écologie en rupture avec la logique des grandes écoles avaient fait le tour des réseaux. Un an après, deux d'entre eux ont définitivement tourné le dos à la promesse de carrières brillantes.

Victor Lebeau avait un chemin tout tracé. Après une année de classe préparatoire, il réussit les concours d'entrée de la prestigieuse école d'ingénieurs AgroParisTech et en sort diplômé en 2022.

Pourtant, le 30 avril 2022, il monte sur scène, aux côtés de sept autres camarades, lors de la cérémonie de remise des diplômes. Pendant sept minutes, les huit étudiants dénoncent la formation qu'ils ont reçue et appellent à déserter.

"On a fait ce discours parce qu'on a arrêté de croire en plein d'illusions. On avait de moins en moins envie de devenir ingénieurs car aujourd'hui, ce métier participe plus au problème qu'à la solution", se souvient Victor Lebeau, 26 ans.

Aujourd'hui installé dans le Tarn, il a monté une ferme où il pratique l'arboriculture en tant que chef d'exploitation. "Je travaille aussi à temps partiel chez un maraîcher. Je vais mieux aujourd'hui qu'à l'époque de l'école", explique-t-il à l'AFP. "En réalité, je me suis retrouvé en école d'ingénieur non pas par volonté mais parce que je ne savais pas quoi faire de ma vie".

Son objectif: avoir un impact positif à l'échelle locale et être "à peu près autonome". "A travers cette ferme, je crée du tissu local. Je suis plus armé ici, à apprendre à faire des choses avec mes mains", déclare-t-il.

Faire des choses de ses propres mains, Julia (son prénom a été changé à sa demande) a également a dû l'apprendre. Après le discours de fin d'année de l'école AgroParisTech auquel elle a participé, celle qui se définit comme "agro-déserteuse" part s'installer dans un collectif près de Lyon, sur un terrain comportant un poulailler, un potager et un atelier de bricolage.

Elle devient journaliste indépendante, se forme à l'herboristerie et tente de "déconstruire" sa formation d'ingénieur pour lutter contre l'agro-industrie. "Il y a plein de choses à apprendre. C'est passionnant de se réapproprier ces savoirs dont j'étais totalement coupée", dit-elle à l'AFP.

- "être utiles" -

Son quotidien est rythmé par un engagement dans les luttes écologiques et paysannes et par la certitude de ne plus jamais être ingénieure: "On ne cherche pas à verdir les grosses entreprises parce que ça leur apporterait une caution. On a envie de s'attaquer aux racines du problème", explique-t-elle.

Olivier Lefebvre, ancien ingénieur en robotique et auteur de l'ouvrage "Lettre aux ingénieurs qui doutent", livre une vision plus optimiste: "Historiquement, ce métier s'est mis au service du capitalisme industriel et a rejoint le projet moderne selon lequel l'homme devrait être maître de la nature. Mais cette démarche n'est pas une fatalité. Ce métier se définit comme la science du pratique". L'enjeu, pour lui, est de "le mettre au service d'autres logiques que celles du capitalisme, en s'assurant qu'il reste sous contrôle social."

Ces trajectoires dissidentes ne seraient que "la pointe émergée d'un phénomène plus large", selon l'économiste et statisticien du travail Thomas Coutrot. "Ces élèves préfèrent un emploi plus obscur, moins prestigieux et moins rémunéré pour avoir l'impression d'être utiles, libres, et d'avoir la possibilité de contribuer de façon positive à la société", explique-t-il. "Dans les grandes entreprises, on est prisonnier d'un système extrêmement contraint avec des obligations imposées par la sphère financière".

Jean-Michel Nicolle, ex-directeur de l'école d'ingénieurs EPF, reconnait que "les questions écologiques sont insuffisamment traitées" dans les écoles. Mais les choses évoluent, selon lui. "Dans les filières logistiques, on s'intéresse aux questions de frugalité de consommation électrique. Systématiquement, la thématique du réchauffement climatique est intégrée aux enseignements".

Et si certains se résignent, d'autres espèrent. C'est le cas d'Hadrien Goux, élève aux Mines de Paris et militant chez Bloom association, qui lutte contre la destruction de l'océan, du climat et des pêcheurs artisans: "Je reste pragmatique. On est mal barrés. Mais je suis persuadé que tout ce que je fais aujourd'hui aura un effet dans la suite des événements", dit-il avant de compléter: "les gens qui bifurquent, heureusement qu'ils sont là".