A Davos, derrière les bonnes intentions, la défense de "l'ordre économique" établi (expert)

"Il y a des limites au pouvoir" de "Davos", estime Jean-Christophe Graz, professeur de relations internationales à l'Université de Lausanne. Pour lui, le Forum du même nom, qui s'ouvre lundi, est un "club" défendant ses intérêts économiques, sans justifier pour autant les fantasmes complotistes.

Le Forum économique mondial (WEF) est connu du grand public sous l'appelation "Forum de Davos", du nom de la station de ski où cet organisme privé réunit chaque année l'élite économique et politique mondiale. Cette année, la réunion se déroulera de lundi à vendredi en format entièrement virtuel.

Q: Dans le documentaire "Hold-Up", le forum de Davos est accusé de vouloir asservir la population mondiale. Comprenez-vous que ce club élitaire continue d'alimenter les fantasmes complotistes ?

R: "Bien sûr qu'il y a de l'influence à Davos, vu que ce sont des gens de pouvoir qui s'y retrouvent, mais il faut voir les limites du pouvoir de Davos, car il faut quand même traduire les décisions qui sont prises dans le cadre des institutions existantes, en termes juridiques et normatifs. Il ne suffit pas que cinq chefs d'Etat et de gouvernement se mettent d'accord pour que ça marche ! Si on donne trop de crédit au pouvoir de Davos, on entre dans une théorie de complot".

Q: Le discours des organisateurs du WEF a parfois des accents surprenants. Par exemple, son fondateur Klaus Schwab appelle à "repenser le capitalisme", affirme que le "néo-libéralisme" est mort et que les inégalités sont préoccupantes. Est-ce nouveau ?

R: "Ça fait trente ans que c'est comme ça, ça fait partie du fonctionnement même. Le Forum a un visage public, il affirme être là pour penser l'intérêt général, être au service de l'amélioration de l'ordre mondial, qu'il y a une responsabilité des élites vis-à-vis du climat ou des inégalités. Mais ça reste un club exclusif où tout le monde n'est pas admis; en outre, ce discours permet d'avoir un agenda réformiste assez ambitieux, mais sans remettre en question cet ordre économique où les décisions des grandes entreprises cotées en Bourse sont définies par des actionnaires qui visent une rentabilité maximale à court terme.

C'est la limite de ce type de discours supposé progressiste, alors qu'il y a des solutions relativement simples pour inverser cette tendance d'accroissement des inégalités, au niveau de la fiscalité des entreprises, qui peut être plus pointue, de la fiscalité des transactions boursières ou encore de la fiscalité sur les héritages: c'est le moment pour rétablir un peu de justice, surtout pour les grosses fortunes".

Q: Le président chinois Xi Jinping sera la vedette de cette édition. Comment expliquez-vous cet intérêt de la Chine pour Davos ?

R: "Sous Donald Trump, les Chinois se sont saisis de Davos pour donner une visibilité à leur prétention à être un pouvoir respectable et à incarner une mondialisation responsable. L'intérêt du pouvoir chinois est de se présenter comme une alternative crédible de la mondialisation, en particulier auprès de tous les pays avec lesquels Pékin est en train d'établir des relations durables dans le cadre du projet des Nouvelles routes de la soie ou en Afrique.

A l'inverse, avant Donald Trump, seul Bill Clinton s'y était rendu, les autres considérant qu'un président américain était au-dessus de ça, qu'il n'avait pas besoin d'aller à Davos pour rencontrer qui il veut. Mais Trump (qui s'y est rendu à deux reprises, ndlr) a considéré que c'était l'espace idéal pour mettre en place sa politique transactionnelle, car Davos, ce n'est pas seulement une vitrine publique, mais aussi un lieu où faire avancer des dossiers, jouer de son influence...

Le Palais des congrès n'est d'ailleurs pas le lieu qui importe, ce sont les hôtels, et à cet égard le forum est avant tout un hôtelier, qui fait gagner du temps car il est régi, comme dans la tragédie grecque, par la règle des trois unités: de lieu, de temps et d'action".