Réchauffement et asséchement : le dérèglement climatique menace les tourbières, précieux réservoirs de CO2 qui stockent 30% du carbone piégé dans les sols. Dans le Morvan, une réserve tente de sauver des centaines d'hectares en sursis.
"Et voilà: le processus d'assèchement est entamé": Christine Dodelin montre la carotte d'un demi-mètre qu'elle vient d'extraire du sol noir jais de la tourbière de Champgazon (Nièvre), dans les épaisses forêts du Morvan.
"Vous voyez? Les 25 cm les plus en surface sont plus secs. Mais les 25 cm suivant, plus profonds, regorgent d'eau", dit la conservatrice de la Réserve naturelle régionale des tourbières du Morvan (RNR), pressant dans sa main une pâte de fibres végétales d'où sort une eau brunâtre.
"On a eu un été avec très peu de pluie, comme 2018, 2019, 2020... Si ça continue, tout va disparaître", dit-elle en montrant une étendue de cinquante nuances de mousses vertes, des buissons foncés de sphaignes aux tapis étincelants de bryophytes.
Dans cette jungle, vit un millier de plantes et d'animaux, dont 20% sont protégés. Mais, outre une importante biodiversité, la disparition des tourbières signifierait également la perte d'un puits de carbone vital.
Les tourbières stockent 30% de tout le CO2 piégé dans les sols. "Une tonne de tourbière emprisonne 700 tonnes de carbone par hectare et par mètre d'épaisseur", explique Christine Dodelin.
Sur 4 m d'épaisseur et 20 ha, la seule tourbière de Champgazon, vieille de 13.000 ans, stocke donc 56.000 tonnes de carbone, soit autant que les émissions de 250 millions de kilomètres en voiture essence.
La mort des tourbières libèrerait ainsi de considérables quantités de CO2.
Pour désamorcer cette bombe à retardement, la Réserve des tourbières du Morvan a été créée en 2015 sur 266 hectares.
- "Un choix de société" -
C'est que le Morvan, comme toutes les basses montagnes, est durement touché: sur les trente dernières années, les débits en eau y ont baissé de 40 à 50%, avant tout en raison de l'évapotranspiration, du fait de la hausse des températures.
"Je suis arrivée ici il y a dix ans: il faisait 4 degrés le matin en juillet", se souvient Véronique Lebourgeois, responsable au Parc régional du Morvan, gestionnaire des tourbières.
En 2050, la température annuelle moyenne devrait bondir de 4,5 degrés à Château-Chinon, la "capitale" du Morvan.
"Depuis l'été 2019, on observe des ruisseaux à sec. On peut marcher sans bottes. En octobre!", s'étonne Mme Dodelin. "Des experts nous prédisent la fin des tourbières dans 30 ans".
Face à la menace, la Réserve préserve ce qui peut l'être.
Ainsi, dans la prairie humide de Montour, fond de vallée de 40 ha, 40 vaches ont été implantées.
"Il y a dix ans, c'était complètement enfriché", témoigne Alain Pompon, garde de la réserve. Les hautes herbes étouffaient les plantes des tourbières, et donc l'écosystème.
Mais la venue, en 2003, de vaches Highland Cattle a permis de restaurer le milieu.
Ces bovins cornus et rustiques écossais "sont de vraies débroussailleuses: elles broutent tout, laissant juste ce qu'il faut", explique M. Pompon.
Mais à quoi bon restaurer si l'eau n'arrive plus? "Il faut la partager", demande Mme Dodelin.
Pour ce faire, un poste de chargé de mission à l'adaptation climatique a été créé en septembre au sein du Parc et confié à Véronique Lebourgeois. "On essaie de convaincre" de l'importance des tourbières les syndicats des eaux, les agriculteurs, les sylviculteurs...
L'un de ses combats vise l'enrésinement du Morvan: déjà la moitié de ce massif millénaire de hêtres, chênes et autres châtaignés a été plantée de pins Douglas, réputés plus "rentables", mais selon elle moins adaptés à l'écosystème des tourbières.
"Dans ces cultures, l'eau est retenue par les aiguilles. Elle ne touche pas le sol et donc ne ruisselle pas jusqu'aux tourbières", explique Mme Lebourgeois.
"Il faudrait également limiter les captages d'eau, pour les élevages par exemple. Mais on est un peu les seuls à le dire", regrette la responsable.
"C'est un choix de société. Les politiques publiques, nous, on n'a pas la main dessus".