Au pied de la plus grande malterie de France, des péniches sur la Seine se chargent d'emporter le malt d'orge vers de grands ports. Destination finale: des brasseries d'Europe du Nord, d'Asie ou d'Afrique.
Chez Soufflet Malt, à Nogent-sur-Seine, 275.000 tonnes de cet ingrédient fondamental de la bière sont traitées chaque année, fournissant pour chaque marque un produit plus ou moins standard, spécial ou torréfié.
La France, avec 30% de la production mondiale, est depuis près de 50 ans le 1er exportateur mondial de malt - céréale germée - grâce à trois groupes qui comptent au total 14 usines dans l'Hexagone, tout comme elle est le 2e exportateur d'orge brassicole.
Un avantage que la filière entend garder, en dépit d'une concurrence accrue et d'un certain repli de la consommation de bière.
Cette place est le fruit d'une longue histoire: un climat propice dans le Centre et l'Est, une organisation structurée de l'amont à l'aval, un maillage de malteries et de silos...
A Nogent, l'orge traitée vient de champs distants de 60 km en moyenne.
En une grosse semaine, le grain franchit trois étapes dans un lacis de cuves et silos: la trempe dans l'eau par lot de 600 tonnes, puis la germination dans un air limité à 15-20°C par d'énormes ventilateurs, enfin le séchage dans une atmosphère pouvant monter à 85°C.
Objectif: transformer l'amidon en sucres pour que, lors du brassage, l'alcool puisse se former sous l'action de levures.
Une opération délicate, nécessitant des variétés calibrées, pour fournir un résultat homogène, "365 jours par an, en 3-8", décrit Jean-Philippe Jelu, directeur des sites France de Soufflet (groupe InVivo), en montrant ce site de Nogent ultra automatisé géré par 60 personnes.
Il cite aussi des défis. "Le marché de la bière est légèrement déclinant, on est à -1% dans le monde", note M. Jelu, également président de Malteurs de France.
En France la consommation de bière a reculé de 3% en volume en 2024, selon Brasseurs de France, qui évoque la mauvaise météo, la crise du pouvoir d'achat et de nouveaux comportements à l'égard de l'alcool.
- "Concurrence australienne et asiatique" -
Aujourd'hui le secteur est à l'affût de nouveaux marchés, notamment l'Afrique, l'Amérique latine, l'Inde, partout où une classe moyenne se développe, explique-t-on chez Soufflet, qui développe des projets en Afrique du Sud, en Ethiopie...
"On est les premiers mais on se méfie de la concurrence australienne et asiatique", ajoute M. Jelu.
Dans l'immédiat, cette industrie énergivore s'applique à réduire ses coûts et son empreinte carbone.
A Nogent, une chaudière biomasse utilise les poussières de l'orge, composées en partie de cellulose. Pour le séchage, une pompe à chaleur récupère le chaud généré par la production de froid nécessaire au germoir. Quant à l'eau, des systèmes de filtration ont été installés pour permettre de l'utiliser deux fois.
Ces initiatives ont été en partie permises par des subventions, note le responsable, préoccupé de l'impact du contexte budgétaire actuel: "il faut soutenir ces projets", source de compétitivité, plaide-t-il.
Du côté des producteurs d'orge aussi, on redoute la concurrence de l'Australie, l'Argentine, la Belgique... Et demain peut-être, craint le céréalier Philippe Dubief, "l'Ukraine et la Russie", qui à la faveur du réchauffement climatique pourraient tailler des croupières aux historiques de l'orge comme ils le font aujourd'hui sur le blé.
Le vice-président de l'Association des céréaliers (AGPB) met en avant l'existence unique en France d'une orge d'hiver, un épi à six rangs résistant au stress hydrique et compétitif, bien que contenant un peu moins d'amidon.
- "Optimiser la fertilisation" -
Autre défi, le recours aux engrais. L'orge brassicole doit contenir 9,5% à 11,5% de protéine. Sinon elle ne mobilisera pas assez les levures, la mousse manquera, ou la boisson sera trouble.
Or la protéine nécessite de l'azote.
Dans ces conditions, aujourd'hui "il est pratiquement impossible de produire de l'orge bio répondant au cahier des charges", affirme M. Dubief.
La filière indique cependant oeuvrer à une "optimisation de la fertilisation".
Marc Schmidt, de l'Institut français de la brasserie et malterie (IFBM), se veut positif. Un programme est en cours depuis trois ans visant à "identifier les protéines adaptées, pour réduire la fertilisation azotée", explique le directeur de cet institut technique.