Historienne, Marie-France Hendrikx voulait écrire sur les pionnières de l'alpinisme. Faute de sources, elle a opté pour une approche peu académique: gravir le Cervin en robe longue à jupons pour "aller à la rencontre" de son personnage, l'Anglaise Lucy Walker.
Rien ne prédisposait cette quadragénaire belge, enseignante-chercheuse dans le Valais (Suisse), à se lancer dans l'aventure d'une reconstitution in situ de la première ascension par une femme de l'emblématique sommet italo-suisse (4.478 mètres), en 1871.
L'"exploit" de Lucy Walker a été réalisé six ans seulement après la conquête du pic par son compatriote Edward Whymper, vers la fin de l'"âge d'or" de l'alpinisme.
Mais cette ascension n'a laissé pratiquement aucune trace, ni dans les archives, ni dans les musées, notamment en Suisse, découvre l'historienne en 2019 lorsqu'elle décide de se pencher sur le sujet à l'approche de son 150e anniversaire.
"Dans l'historiographie, personne ne s'est jamais intéressé aux femmes. L'histoire a été faite par des hommes pour des hommes, c'est une histoire en creux. Donc comment fait-on quand on n'a pas de sources ?", souligne Marie-France Hendrikx, se disant "sidérée par l'absence de publications sur les femmes alpinistes".
Avec plus de 90 sommets à son actif dont de nombreux 4.000 m et des premières absolues dans les Alpes, Lucy Walker, issue d'une famille aisée férue de montagne - son frère Horace Walker réalisera lui aussi plusieurs premières - mériterait pourtant d'être considérée comme "la première alpiniste professionnelle" selon les critères d'aujourd'hui, estime-t-elle.
Cette pionnière est âgée de 35 ans lorsqu'elle se lance à l'assaut du Matterhorn (nom allemand du Cervin) et porte probablement "un genre de robe de bal détournée", sans crinoline. "Comme elle venait d'un milieu très bien pensant, elle refusait absolument d'enlever ses jupes, c'était sans concession. Elle le faisait mais elle voulait le faire telle qu'elle était".
On n'en sait guère plus sur ses motivations. Les recherches ont été d'autant plus ardues qu'il était considéré inconvenant pour une Lady de la société victorienne de la fin XIXe d'écrire ses mémoires. "On n'a rien, on a une lettre de sa main, c'est tout en source première", déplore la chercheuse.
- Archéologie -
Frustrée et se questionnant sur "notre manière de faire de l'histoire", Marie-France Hendrikx décide alors de tenter une approche "expérimentale", similaire à ce qui se pratique en archéologie où les sources écrites sont également rares.
Elle va se "glisser dans la peau de Lucy pour la comprendre de l'intérieur" en faisant reconstituer fidèlement son costume par une couturière spécialisée, puis en revivant certaines de ses prouesses.
En 2021, cette passionnée de montagne se lance à son tour dans l'ascension du Cervin avec un ami guide, lui aussi en costume d'époque. Ils s'assurent avec des cordes de chanvre.
La reconstitution a donné lieu à un documentaire, "Sur les traces de Lucy Walker", sorti en 2022 en Suisse, et récemment projeté à Grenoble, ainsi qu'à un article pour le musée de Bagnes (Suisse).
On y voit l'historienne en proie au fou rire lors des essayages de son costume de grimpe -trois jupes superposées, un corset, une grosse veste de laine, des chaussures en cuir-, lors de ses entraînements, puis le jour J au Cervin: le départ en pleine nuit du refuge, au milieu de dizaines d'autres alpinistes en tenue hyper-technique.
Elle serre les dents lorsque sa jupe trempée l'empêche à chaque pas de voir où poser ses pieds sur la pente glacée quasi-verticale.
Elle et son guide parviendront au sommet au prix de gros efforts et de petits compromis comme porter un casque, des crampons et même une "doudoune de secours" par dessus le costume.
"C'était dur, je ne m'attendais pas à ce que ce soit aussi contraignant. Mais face à ce qu'elle a dû expérimenter, je me dis que ce n'est pas grand-chose", conclut l'historienne. "Lucy me semble encore plus héroïque", lance-t-elle.